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Les espèces envahissantes modifient le régime alimentaire du touladi

kevin bunch
Kevin Bunch
lake trout in lake ontario pulled to research vessel

 

kato
Dans le lac Ontario, un touladi est remonté par un membre de
l’équipe du navire de recherche Kato de la Commission géologique
des États Unis. Mention de source : Nicole Saavedra

Les moules zébrées et les moules quagga de la région ponto-caspienne d’Europe ont commencé à transformer radicalement l’écosystème des Grands Lacs à partir de la fin des années 1980. Les scientifiques se demandaient comment les touladis s’adapteraient à ce changement. Dans les lacs Michigan et Ontario, les chercheurs ont observé que les touladis se nourrissaient d’espèces de poisson envahissantes, comme le gobie à tache noires.

Les espèces envahissantes ont modifié le réseau alimentaire des lacs en se nourrissant d’espèces planctoniques et en déplaçant les nutriments plus près du littoral et de la zone benthique (partie inférieure de la colonne d’eau), réduisant ainsi leur disponibilité pour les poissons indigènes et les espèces de zooplancton. Au cours des dernières décennies, des scientifiques ont étudié les effets à long terme des espèces envahissantes sur les espèces indigènes, a mentionné Nicole Saavedra, étudiante à la maîtrise au Collège des sciences de l’environnement et de la foresterie de l’Université de l’État de New York (State University of New York’s College of Environmental Science and Forestry), qui mène des recherches sur le touladi du lac Ontario.

« En ce qui concerne les espèces envahissantes provenant de la région ponto-caspienne, tout n’est pas sombre », signale Saavedra. « Bien que leur présence ait modifié certaines choses dans le lac, certaines espèces, en particulier le gobie à taches noires, ont fourni une source de nourriture au touladi et à d’autres prédateurs consommateurs. »

Lac Ontario

Le touladi est un poisson de longue durée de vie et un prédateur indigène des Grands Lacs qui se situe au sommet du réseau alimentaire. Il se nourrit d’une combinaison d’espèces de proies tout au long de sa croissance. Dans le passé, le touladi du lac Ontario consommait des macroinvertébrées benthiques, connus sous le nom de Diporeia, et des chabots juvéniles, puis se nourrissait d’éperlans arc‑en‑ciel, de gaspareaux et d’autres espèces lorsqu’il devenait adulte, a indiqué Saavedra. Depuis l’introduction d’espèces envahissantes de la région ponto-caspienne, le touladi juvénile consomme principalement des crevettes marsupiales ou Mysis, tandis que l’adulte se concentre davantage sur le gaspareau et le gobie à taches noires. Selon les chercheurs, la taille des touladis demeure semblable à celle qu’ils atteignaient dans le passé, a mentionné Saavedra, mais ils semblent moins gras ou moins « riches en lipides », ce qui pourrait donner à penser qu’il existe un lien entre la façon dont ils obtiennent leur énergie ou l’utilisent.

Compte tenu du fait que le touladi est une espèce de poisson populaire chez les pêcheurs à la ligne, et que les gouvernements canadien et américain tentent de rétablir leurs populations épuisées depuis des décennies il est important de connaître leur source de nourriture aujourd’hui. Si on ne fait qu’examiner le contenu de leur estomac, on obtient seulement un aperçu des repas consommés sur quelques jours, mais les polluants comme les diphényles polychlorés (BPC) qui se lient avec les graisses et les tissus adipeux du touladi pourraient nous aider à obtenir un aperçu à long terme de l’alimentation du touladi – plus particulièrement parce que ces données remontent à 1977.

Depuis 1996, l’Unité de gestion du lac Ontario du ministère de Richesses naturelles de l’Ontario (MRNO) étudie la population de touladis dans les eaux canadiennes du lac Ontario (auparavant, le touladi faisait l’objet d’une surveillance binationale au moyen d’un programme de pêche au filet). Selon un rapport de la Commission des pêcheries des Grands Lacs de 2016, publié en mars (rapport en anglais seulement), le nombre de touladis a décliné dans le lac au début des années 1990 à la suite de l’introduction d’espèces envahissantes et a atteint son point le plus bas en 2005. Depuis, un plus grand nombre de touladis ont été graduellement capturés, mais ce nombre demeure en deçà de la cible idéale. Le Ministère a déterminé que le gaspareau est l’espèce la plus prisée, par poids corporel.

Autre constat de cette recherche : Saavedra a indiqué que ses collègues de la station de relevés de la Commission géologique des États-Unis d’Oswego ont observé une augmentation récente de la reproduction naturelle du touladi, ce qui pourrait représenter une tendance positive pour l’espèce et avoir des liens avec les changements survenus dans le réseau alimentaire (jeunes touladis adultes utilisant le gobie à taches noires comme proie).

Saavedra mentionne que son étude se poursuit et qu’elle prévoit finir sa recherche avant le printemps 2018.

Lac Michigan

Des travaux semblables sont effectués dans le lac Michigan, où des chercheurs s’intéressent à l’alimentation d’espèces de salmonidés — le touladi, le saumon quinnat, la truite brune, le saumon coho et la truite arc‑en‑ciel — capturées par des pêcheurs à la ligne, partout dans le lac. Austin Happel, écologiste des eaux douces, qui travaille à l’Illinois Natural History Survey, a indiqué qu’au cours des années 2015 et 2016, des chercheurs du Programme de marquage de masse dans les Grands Lacs, du Fish and Wildlife Service des États-Unis, ont recueilli des poissons capturés par des pêcheurs à la ligne et examiné leur contenu stomacal pour déterminer ce qu’ils avaient mangé le plus récemment.

Des étudiants de premier cycle examinent le contenu de l’estomac d’espèces de salmonidés du lac Michigan
Des étudiants de premier cycle examinent le contenu
de l’estomac d’espèces de salmonidés du lac Michigan.
Mentionne de source : Austin Happel

Les chercheurs ont déterminé que le gobie à taches noires constitue une composante importante de l’alimentation des touladis du lac Michigan, et que leur régime suit une tendance saisonnière : au printemps et à l’automne, lorsque les eaux sont plus froides, les touladis consomment un grand nombre de gobies à taches noires, puis en été, ils se concentrent davantage sur les gaspareaux.

En outre, comme ce qui a été observé dans le lac Ontario, Happel a mentionné que les renseignements obtenus du Fish and Wildlife Service des États-Unis semblent indiquer que la reproduction naturelle du touladi augmente dans le bassin sud du lac Michigan, où le taux de survie plus élevé des poissons ensemencés a contribué à l’accroissement de la taille du stock parental.

Reproduction naturelle

Matthew Kornis, biologiste des poissons, Fish and Wildlife Service des États-Unis, a indiqué que la truite brune et le touladi se sont adaptés au déclin des populations de poissons-proies comme le gaspareau, le chabot et le cisco en se nourrissant d’autres espèces de poissons, notamment le gobie à taches noires. Le saumon du Pacifique continue de se nourrir principalement de gaspareaux à longueur d’année, et bien que la truite arc‑en‑ciel consomme davantage d’invertébrés, son alimentation est encore dominée par le gaspareau.

« Que cette situation soit attribuable au gobie à taches noires ou à un autre facteur associé au réseau alimentaire fait encore l’objet de débats importants, mais les gaspareaux ont des difficultés, tandis que les gobies à taches noires prospèrent. Ces changements (dans la base de proies), coïncident avec l’augmentation dans la production naturelle qui a un effet sur la capacité de ces (salmonidés) à se reproduire », mentionne Happel.

Happel a indiqué que parallèlement, à mesure que la population du gobie à taches noires s’accroissait et que la population de gaspareaux diminuait, aux environs de 2006 et de 2006, la population de saumons quinnats a affiché des signes d’augmentation de sa reproduction naturelle, même si cette espèce ne se nourrit pas de gobies. La période de stabilité a duré jusqu’en 2013, année où la reproduction du saumon quinnat sauvage a légèrement décliné. Happel a mentionné que les chercheurs continuent de tenter de déterminer si l’un de ces changements relatifs aux proies pourrait avoir joué un rôle dans l’augmentation du fraie du saumon quinnat.

fish wildlife
Des employés du Fish and Wildlife Service des États-Unis préparent des spécimens de tissu musculaire à des fins d’analyses d’isotopes stables. Mention de source : Matthew Kornis

L’utilisation d’isotopes

Les chercheurs qui étudient l’alimentation des salmonidés au moyen de l’analyse d’isotopes stables signalent des résultats semblables. Kornis a indiqué que les chercheurs font un suivi de ces variations non radioactives de carbone et d’azote, à mesure qu’ils se déplacent le long du réseau alimentaire. Les isotopes stables des proies peuvent demeurer dans une truite ou un saumon jusqu’à un an avant d’être complètement absorbés dans les tissus de l’animal, et par conséquent, ces isotopes permettent de brosser un tableau de l’alimentation sur une longue durée, comparativement aux aperçus de l’évaluation du contenu de l’estomac. Kornis a mentionné que les chercheurs peuvent aussi obtenir une représentation sur un graphique du type de chevauchement des proies entre les diverses espèces de saumon du Pacifique (saumon quinnat, saumon coho et truite arc‑en‑ciel), la truite brune et le touladi.

« Ces recherches nous ont permis de conclure que la concurrence pour les autres espèces pélagiques comme le gaspareau sera plus élevée entre les saumons du Pacifique, tandis que les espèces de truite diversifient leur alimentation en réponse à la disponibilité de leurs proies » a ajouté Kornis. Il signale aussi que cela semble indiquer qu’il vaut la peine de poursuivre les mesures d’ensemencement et de rétablissement de la truite, à mesure que le poisson continuera de s’adapter aux modifications des sources de poisson-fourrage.

Comme cette étude ciblait uniquement les poissons capturés par les pêcheurs à la ligne, Happel a indiqué que les résultats pourraient être faussés en favorisant certaines espèces proies, comme des insectes terrestres pour la truite arc‑en-ciel, et que les touladis capturés dans la colonne d’eau (par rapport au fond) consomment davantage de gaspareaux ou que le contenu stomacal des poissons capturés plus près du littoral comprend davantage de gobies à taches noires. Il a mentionné que les scientifiques cherchent à déterminer si la pêche au filet maillant extracôtière pourrait changer les résultats de façon significative. Les gobies à taches noires tendent à fréquenter les eaux où les moules envahissantes se retrouvent, car ils constituent l’une des rares espèces des Grands Lacs qui se nourrissent de moules zébrées et quagga qui prévalent particulièrement dans le bassin sud‑ouest du lac Michigan, près de Waukegan – par coïncidence, la zone où le touladi se reproduit naturellement avec le plus de succès. Inversement, les moules qui filtrent l’eau pour se nourrir de plancton semblent nuire aux gaspareaux et à d’autres espèces de poissons-proies qui autrement s’en nourriraient, soit directement, soit indirectement, a indiqué Happel.

 

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Kevin Bunch

Kevin Bunch is a writer-communications specialist at the IJC’s US Section office in Washington, D.C.

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