Pêche. Famille. Guérison. Danger. Ce sont des thèmes parmi d’autres que les récits suivants abordent. Ce sont deux anecdotes tirées d’un groupe de 90 histoires que des étudiants de première année ont rédigé lors du cours intitulé « Living at the Water’s Edge in Toronto » (vivre au bord de l’eau à Toronto), que j’ai enseigné à l’Université de Toronto à l’automne 2015.
Darren Cheung
À l’âge de 14 ans, Darren Cheung est allé à la pêche avec son père, à la rivière Otonabee, près de Peterborough, en Ontario. D’un côté d’un barrage, ils ont observé d’énormes carpes dorées qui profitaient du soleil; Darren s’est faufilé par un trou dans la clôture. Cependant, en raison de sa taille, son père a dû rester de l’autre côté, extrêmement inquiet, pendant qu’il regardait son fils marcher en équilibre sur un mur de béton très étroit surplombant des eaux vives et des courants rapides.
« Environ 30 minutes plus tard, j’ai attrapé une grosse carpe, se souvient M. Cheung. Je ne pouvais pas croire que la canne à pêche pliait en raison de la puissance du poisson et des courants forts. Au loin, je pouvais voir le sourire inquiet de mon père qui me criait de faire attention. Je me suis battu pendant presque une heure avec le poisson et j’ai gagné. Quand j’ai montré le poisson à mon père, il m’a tout d’abord fait un énorme câlin et m’a dit de ne plus jamais faire cela, tandis que nous avons éclaté de rire et souri de soulagement. »
Dure-ajam Bajwah
La famille de Shamaila Bajah va fréquemment à la plage Woodbine, au lac Ontario, à Toronto. Bajah a entendu cette histoire de sa sœur, Dure-ajam Bajwah, qui a raconté ce qui suit à propos d’une visite : « Je ne me sentais pas bien cette journée-là, puisque j’avais mes règles », a-t-elle mentionné. « Je ne voulais pas pénétrer dans l’eau. Cependant, j’avais entendu dire que le fait d’aller dans l’eau pendant vos règles soulage vraiment les crampes.
Je me suis donc trempé les pieds dans l’eau. J’étais assise et je me détendais sur le bord de l’eau tranquille. J’ai été surprise de constater que cela soulageait mes crampes. Tout à coup, j’ai remarqué que mon jeune frère était dans un endroit trop profond. Il n’avait que huit ans à l’époque, il éprouve des retards sur le plan du développement, et il ne sait pas nager.
J’ai donc commencé à crier, lui disant de ne pas aller si loin. Je m’époumonais, lui criant de revenir vers la rive. Cependant, il ne m’écoutait pas. Il est finalement arrivé à un endroit où le fond est plus profond. Une grosse vague l’a emporté plus loin, et il a commencé à se noyer. Je ne pouvais plus penser à quoi que ce soit. Je me suis mise à courir vers lui, dans l’eau, tout habillée! Je l’ai attrapé et l’ai tiré vers la rive. Je l’ai forcé à tousser, puisqu’il avait beaucoup d’eau dans le nez et la gorge.
C’est le moment le plus terrifiant que j’ai vécu, car je pensais vraiment qu’il allait se noyer. J’avais déjà perdu un frère quand j’étais plus jeune. Je ne voulais pas en perdre un autre. Je n’ai absolument pas pensé à mes règles et au fait que j’étais vêtue. J’ai couru vers lui. Depuis cet incident, je suis toujours prudente lorsque j’accompagne de jeunes enfants dans un plan d’eau. La vie peut basculer en un instant. L’eau peut être imprévisible. Vous devez toujours être prudent lorsqu’elle vous submerge. »
Vivre au bord de l’eau
Ces anecdotes ont été recueillies dans le cadre d’un projet pilote intitulé projet Watermark de Lake Ontario Waterkeeper (LOW). On recueille les histoires à propos d’une expérience particulière que les gens ont vécue au sujet d’un plan d’eau. Les histoires sont stockées et échangées au moyen d’une archive numérique, créant un dossier permanent et pouvant être interrogé de la relation qu’entretiennent les Canadiens avec l’eau. (La CMI recueille aussi des histoires avec LOW sur les Grands Lacs du Canada et des États-Unis.)
Chaque étudiant a raconté sa propre histoire, en plus de recueillir cinq récits auprès des membres de leur famille et d’amis avant de les analyser. Ils ont fourni une rétroaction à LOW à propos du processus de collecte d’anecdotes, afin que LOW puisse préciser le projet. Le président et cofondateur de LOW, Mark Mattson, ainsi que la vice-présidente et cofondatrice de LOW, Krystyn Tully, se sont rendus dans la classe pour discuter du projet avec les étudiants.
Le cours a été conçu de manière à ce que les étudiants, qu’ils soient nouvellement arrivés à Toronto ou des résidents de longue date, puissent réfléchir à la signification que revêt le fait de vivre près des Grands Lacs et avec les Grands Lacs au cours de leurs études. Le cours a brouillé les limites de la classe, en demandant aux étudiants de se mouiller dans le cadre de différentes expériences réalisées dans la ville. Ils ont visité un projet de remise en état dirigé par des Autochtones sur la rivière Humber, ainsi qu’une usine de filtration d’eau. Ils ont pagayé sur la rivière Humber et ont parcouru le tracé d’une rivière actuellement ensevelie dans le réseau d’égouts de Toronto. Ils ont aussi invité des membres de la collectivité à discuter du travail qu’ils réalisent, notamment un photographe primé qui a étudié le réseau d’égouts de Toronto et une marcheuse pour l’eau anishinaabe (Ojibwé). On a aussi demandé aux étudiants de réfléchir à différentes façons de mettre en valeur les Grands Lacs (dans des films, des poèmes, en science, en ethnographie et dans des récits de voyage).
À leur arrivée au Canada, les nouveaux venus ont dépossédé les Autochtones de leurs terres, décrivant le paysage comme étant nu (terra nullius) et non peuplé. Cependant, les peuples autochtones comptent une longue tradition qui se poursuit encore avec la terre et l’eau, et ont beaucoup de récits à leur sujet. Dans le cadre de ce cours, on a mélangé ces anecdotes avec les récits des étudiants, afin de créer un portrait à multiples facettes de la relation qu’entretiennent les gens avec l’eau.
Le cours a été reconnu par le Centre for Teaching Support and Innovation de l’Université de Toronto parmi 14 initiatives pédagogiques remarquables qui mobilisent la collectivité et tirent profit de l’emplacement de Toronto.
Pourquoi les anecdotes à propos de l’eau importent-elles pour l’avenir des Grands Lacs? La recherche sur les Grands Lacs prend souvent racine dans les sciences, et documente la qualité de l’eau, ainsi que la quantité. Le fait de mettre l’accent sur les anecdotes sur l’eau peut sembler être une méthode douce pour certains. Afin d’attirer l’attention sur des problèmes importants, on met souvent l’accent sur les dommages déjà causés; il arrive parfois qu’on dise aux gens pourquoi l’eau devrait être importante pour eux.
Dans ces récits, les gens nous disent et se disent pourquoi l’eau importe. Le portrait qu’ils dressent est un éventail de façons illustrant les liens entre l’eau et certains des moments les plus mémorables et intéressants et même, parfois, difficiles de leurs vies. Dans ces anecdotes, l’eau n’est pas une marchandise et n’est pas tout simplement une ressource naturelle. Ces récits portent sur les liens que nous entretenons les uns avec les autres et avec l’eau. Ils sont aussi le reflet d’une théorie sur le changement social et l’action sociale : le changement se produit lorsqu’un vaste groupe de gens, pas seulement des experts en eau, prend activement part à l’étude des enjeux liés à l’eau. Il ne suffit pas toujours d’être rationnels. Il faut aussi faire appel aux émotions.
Cette année, les étudiants à l’Université de Toronto s’associeront à LOW et à la CMI pour recueillir des anecdotes auprès de ceux qui prendront part au Forum public sur les Grands Lacs qui aura lieu du 4 au 6 octobre, à Toronto. Lors de cet événement, certains étudiants feront aussi état de leurs propres anecdotes.
N’hésitez pas à échanger vos anecdotes au kiosque de LOW ou avec les étudiants qui seront présents à l’événement. J’espère faire davantage de recherches à ce sujet, ainsi que dans le cadre d’autres projets d’anecdotes autour des Grands Lacs, en plus d’étudier les théories sur le changement social qu’elles reflètent et mettent en application. J’espère aussi établir des liens avec des cours d’enseignement d’autres facultés, surtout ceux ayant un volet en sciences sociales et en sciences humaines, autour des Grands Lacs, à propos de ceux-ci et sur ceux-ci. Enfin, j’espère créer un cours d’été sur le terrain conjointement avec des universitaires des domaines des sciences, des sciences sociales et des sciences humaines, qui permettra aux étudiants de l’Université de Toronto et d’ailleurs de voyager dans la région des Grands Lacs pour en apprendre davantage à propos des gens qui se penchent sur les différents enjeux auxquels les lacs et leurs bassins versants font face. En outre, ils pourront apprendre de ces gens et avec eux.